Vers ici (lisières)
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Vers ici (lisières)

L’école du Regard – Point de vue [13]

 

À l’occasion de l’exposition de Patrick Sainton, «Lisière»  à La Non-Maison, émouvante lecture de Jean-Marie Gleize.

 

« (le saut par-dessus la mort) »

« je danse parce que j’ai peur » 

Michel Crozatier

 

Il est entré dans la forêt, selva oscura.

Comment ?

C’est un vent noir, il courbe les branches.

Maintenant le rideau flotte au-devant de lui et en lui

Le vent colle à ses paupières, lui ferme les yeux, il les emplit de ce noir laiteux de la lisière.

Il attendait que la poussière envahisse l’image. Debout devant la fenêtre il voyait la pente se brouiller lentement. La poudre blanche lentement soulevée.  Il regardait le ciel qui tombait devant et lui fermait les yeux.

 

Maintenant ses paupières commençaient à trembler.

II est sorti pour entrer dans l’expérience de la lisière, il est entré là, courir sous la pluie, pour sortir dans l’expérience de la lisière, du noir laiteux de la lisière

Ici est le nom que je donne à ce qui est devant, à cela qui tombe, à ces plis comme une eau sombre et tombante, une eau de suie

Selve obscure, selve, sauvage, obscure et sauvage.

 

Une eau de suie ou de pluie, de pluie sale et sourde et tombante et lourde, qui est cela devant, ici, tremblé, -cela, traversé, mais comment ?

(C’était en silence ou le silence)

Il m’avait dit qu’il voulait danser, qu’il voulait traverser ce mur d’arbres et de pluie, ce rideau noir et lourd, s’y jeter

Il m’avait dit qu’il écoutait cette musique.

Plus tard il avait brûlé. Je me souviens de l’incendie dans ses yeux. La folie du vent contre lui.

 

Tu me disais alors : – il a pénétré, il est entré, maintenant il est à l’intérieur de la forêt, à l’intérieur de l’intérieur dans l’épais fouillis de ronces et de lumière, la moitié haute de son corps a glissé devant ici, tout contre, il s’est penché, il a traversé, il s’est incliné pour sentir contre ses épaules la pluie de charbon des branches, la pluie verte, la pluie du sommeil, et le temps s’est enroulé, et son corps était emporté longtemps dans l’herbe sauvage. Il tournait en lisière, il tournait sans fin, immobile et dansant (c’était en silence ou le silence).

 

C’est la même histoire, elle revient, elle est sans fin comme ça, tournée au ralenti, revient, est devant nous et en nous, est le temps réel, le temps avalé, traversé, déposé, ruiné, celui des yeux fermés dans la lumière, celui de la trouée du rideau de pluie noire, l’histoire de l’incendie dans ses yeux et dans ses veines, celle de la chambre et de l’orage. Il devient cet enfant.

Il voulait encore entrer dans le sommeil. Il cherchait la position de son corps. Celle qui le conduirait jusqu’à la porte.

Comme il franchissait la grille il se disait qu’il devenait l’enfant. Le temps s’était rétracté, il était toujours plus glissant comme le dessus des marches de pierre. L’enfant s’élevait sur l’étroit sentier végétal et plissé. Il ne sentait plus son corps qui était soulevé vers l’avant, vers ici, confondu à l’herbe sauvage, aux mousses, aux très petites fougères.

 

Le temps glissait, oui. C’était comme un nuage de coton très léger, transparent, incolore, une espèce de brume ou de buée, il se rétractait à mesure que l’enfant le traversait en fermant les yeux, suivant, sans vraiment le sentir, le sentier de ces marches.

Il  avait cru qu’il pouvait oublier son nom. Perdre son nom. Ainsi être nu.

Comme un berceau noir, il se balançait, il dansait. Comme devenu cet enfant qui sombre dans le sommeil, et qui échappe au monde. Il s’abandonnait ainsi, par mouvement rythmé, hypnotisant, à l’extase de la nuit, aux vertiges.

 

C’était cet ange qu’il avait aperçu en haut des marches, une fraction de seconde, un peu avant le commencement de l’orage.

« Un aveuglant rayon de lumière sortait de son front. Il semblait nu. Ses yeux brûlaient. Il parlait une langue inconnue. De ses épaules tombaient deux ailes rouges comme du sang. Il tenait dans sa main droite une branche de myrte. »

Dans cette chambre il y avait des livres, des crayons, quelques oiseaux et des fleurs. Une cheminée de marbre blanc. Le vent gonflait les lourdes tentures, il soufflait en rafales qui faisaient flotter dans la pièce des milliers de pétales.

C’était, oui, comme un berceau noir.

Tout le haut de son corps en mouvement rythmé, lisant et lisant encore, un enfant qui s’abandonne ainsi, comme il aurait joué, à cloche-pied, dans l’eau noire et lumineuse, dans l’eau du sommeil.

 

Le ciel s’était tout à coup déchiré.

« La pluie était de plus en plus violente. J’aurais dû courir, et je marchais lentement comme si l’eau m’alourdissait. »

Le bosquet, planté le long de la pente, conduisait au lit d’un ruisseau. On entrait comme dans un tunnel, dans l’ombre des grands  arbres, épaisse et mystérieuse.

« Les fenêtres s’ouvraient jusqu’en bas sur le parterre qui bordait la maison ; des allées de hêtres, de cerisiers, d’acacias ou de myrtes fleuris dirigeaient au loin la vue vers les prés qui longeaient la rivière. »

 

Il mesurait une possibilité si lointaine qu’elle semblait purement inaccessible

Au bout de l’allée il s’était approché de l’arbre solitaire et tournait ses mains vers lui.

Marat ou l’ange avait dit que la machine politique ne se remontait que par des secousses violentes.  Que l’air ne se purifie que par des orages.

 

Lui, il sautait par-dessus la mort.

 

Jean-Marie Gleize