Pour sa deuxième Histoire(s), LA NON-MAISON Paris invite l’artiste Cheng Ran à dialoguer avec le Ciné XIII. Ce lieu historique et mystérieux surplombe la butte de Montmartre, ainsi que son histoire artistique passée ; celle des avant-gardes, de Picasso à Matisse, de la Nouvelle-Vague et de l’après Nouvelle-Vague : l’histoire de Claude Lelouch. En 1983 le réalisateur français fait construire un décor de cinéma style années 1920 qui sert de lieu de tournage pour son film Édith & Marcel. Resté intact, le Ciné XIII est aujourd’hui une salle de spectacles vivants, accueillant projections cinématographiques et pièces de théâtre.
Après seulement une semaine de résidence à Paris, l’artiste imagine treize objets relatant un scénario final. Parce qu’il n’était pas possible de n’en choisir qu’une, ni de raconter toutes les histoires du monde, Cheng Ran réalise en un geste spontané une peinture abstraite filmée. La première est une œuvre intitulée Treize Cigarettes ; un film de treize minutes et treize secondes. Les symboles du nombre treize sont multiples. La treizième heure est la première et annonce un recommencement : c’est le nombre du retour éternel. Le temps n’est plus linéaire mais cyclique et malléable. Allumer une cigarette est un instant aussi court qu’éternel. Il annonce cette pause dans le temps qui invite à l’introspection. Une porte d’entrée vers un rêve labyrinthique au sein duquel le spectateur est projeté.
Un seul plan-séquence nous fait suivre le trajet d’une personne entre la résidence et le Ciné XIII ; une marche anodine où les éléments du quotidien viennent perturber le regardeur puis se métamorphosent. Le reflet du feu rouge devient l’éclipse qui est visible en tout point du globe et l’oiseau qui s’arrête sur un rebord de fenêtre questionne finalement son passage. Cheng Ran se familiarise avec ce parcours et n’est plus étranger ici. Je deviens alors étrangère à Paris grâce à cette distorsion du réel qu’il arrive à opérer avec sa caméra. À la limite de l’ennui, il ouvre une dimension autre, une histoire inventée avec des ouvertures vers le monde de la fiction.
Ce plan séquence de quarante minutes a été écourté de plus de moitié, sans aucune coupure au montage. L’artiste sculpte ainsi le continuum temporel à sa guise. Chaque minute n’a plus la même valeur. Le fil rouge de cette création est une poésie sonore, traduit du chinois vers le français. L’artiste récite son propre spleen dans une langue qui n’est pas la sienne, transformant ainsi la signification du langage qui devient mélodie du réel. Le jeu de langage sino-français met en exergue les différents niveaux de compréhension d’une parole ainsi que les ajouts et les pertes que la traduction apporte au discours. L’histoire ne peut être comprise dans son ensemble car nous ne disposons pas de toutes les clés.
Il allume sa première cigarette à l’intérieur du Ciné XIII, une fois le regard porté sur la scène. La fumée se dissipe et nous distinguons une première histoire. La première cigarette se consume. Il en reste encore douze. Douze histoires jouées, performées et disséminées dans le théâtre. Chaque scène mise côte à côte participent à l’écriture de l’histoire de l’œuvre. Catalyseur ou chef d’orchestre, Cheng Ran rend à ce lieu de tournage sa fonction première : le lieu de naissance de la création.
Il est question ici de repenser le temps de création. Comment alors enregistrer une œuvre organique dont les contours ne sont pas (encore) définis ? En proposant peut-être un détournement du regard : un déplacement. Regards croisés, regards distraits, voici l’œuvre avant l’œuvre, ou l’écriture d’une histoire en train de se faire, ici et maintenant.
Sacha Guedj-Cohen
For its second Story(es), LA NON-MAISON Paris invites the artist Cheng Ran to dialogue with the Ciné XIII. This mysterious and historic site overlooks the Montmartre hill, as well as its past artistic history; that of the avant-gardes, from Picasso to Matisse, the New Wave and the post-New Wave: the story of Claude Lelouch. In 1983, the French director had a 1920s-style film set designed as a decor for his film Edith & Marcel. Remained intact, Ciné XIII is now a theater, welcoming cinematographic screenings and plays.
After only one week of residency in Paris, the artist decides to tell thirteen stories. Because it was not possible to choose only one, or to tell all the stories of the world, Cheng Ran has realized in a spontaneous gesture a filmed abstract painting. The first one is a work entitled Treize Cigarettes; a thirteen minutes and thirteen seconds long video. Symbols of the number thirteen are multiple. The thirteenth hour is the first one and announces a new beginning: it is the number of the eternal return. Time is no longer linear but circular and malleable. The time of a cigarette is as short as eternal and announces this pause in time that invites to introspection. A gateway to a labyrinthic dream in which the viewer is projected.
A single-sequence shot follows the walk of a man between the residency and the Ciné XIII; an insignificant walk where everyday elements disturb the viewer and then metamorphose themselves. The reflection of a red light becomes the eclipse that is visible in every point of the globe and the bird that stops on a windowsill finally questions the passage of the man. Cheng Ran becomes familiar with this course and is no longer a stranger here. I then become foreign to Paris thanks to this distortion of reality that he operates with his camera. Being at the edge of boredom, it opens a different dimension, an imaginary story with openings towards the world of fiction.
This forty-minute sequence shot was shorten by more than half, with no cut in the editing. The artist thus sculpts the temporal continuum as he pleases. Every minute does not have the same value. The red thread of this creation is a sound poetry, translated from Chinese to French. The artist recites his own spleen in a language that is not his own, thus transforming the meaning of language which becomes a melody of the real. The Sino-French language game highlights the different levels of speech comprehension as well as the additions and losses that translation brings to the discourse. The story can not be understood as a whole because we do not have all the keys.
He lights his first cigarette inside Ciné XIII, once his gaze is on the stage. The smoke dissipates and we distinguish a first story. The first cigarette is being consumed. There are still twelve left. Twelve stories played, performed and scattered throughout the theater. Each scene put side by side participate in writing the story of the work. Catalyst or conductor, Cheng Ran gives back to this filming location its primary function: the birthplace of creation.
The matter is in a way the redefinition of the time of creation. How then to record an organic work whose contours are not (yet) defined? Perhaps by proposing a diversion of the eye: a displacement. Crossed glances, distracted glances, here is the work before the work or the writing of a story happening, here and now.
Sacha Guedj-Cohen
A video by | Une vidéo de : Cheng Ran
A script by | Un script de : Da Mian
With | Avec :
Dimitri Shlelein (saxophonist) & Xingchi Yan (drummer)
Lorenz Jack Chaillat (dancer-performer) & Daria Pouligo (dancer-performer)
With the kind support of | Avec l’aimable soutien du : Ciné XIII Théâtre