Alain Chareyre-Méjan
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Alain Chareyre-Méjan

Photographier et faire l’amour

 

L’Ecole du Regard – Point de vue [4]

Mercredi 13 février 2013

 

L’historien ne s’intéresse pas au fait que les hommes font l’amour (Collingwood). Cela tient à ce qu’ils sortent alors de la dialectique des affaires humaines et rencontrent un mystère plus grand, dans lequel les questions ne se dénouent pas par l’esprit mais par le corps. Ce qui s’exprime paradoxalement dans l’amour possède la radicalité de ce qu’on ne peut échanger : la position d’existence. C’est pourquoi on n’y trouve plus à l’œuvre de différence entre l’apparence et l’essence, l’intérieur et l’extérieur. Les significations y miment l’intégration qui définit les choses de la nature et s’exposent entièrement dans le visible…

 

L’amour physique est le secret de la photographie parce qu’il désire la même chose qu’elle : la superposition parfaite des corps et de leur exister. Photographier et faire l’amour, complices dès l’origine, confortent également – et au besoin en même temps – l’impression que le vrai mystère est le visible et que les signes ne font réellement événement qu’en s’incarnant. Faire l’amour implique non seulement que l’on aime les images de l’amour mais que l’on sache laisser son corps prendre lui-même la forme de son image comme ce qu’il a de plus profond.

 

Le passage de la photographie et celui de l’amour sur les corps ne les sublime pas, ne les éloigne pas d’eux-mêmes. Il les fait au contraire se rejoindre dans ce point extrême où «leur sens se rapproche de la limite de zéro» (Georg Simmel) parce qu’il cesse d’être intelligible pour se réaliser physiquement.

 

Alain Chareyre-Méjan

Agrégé de philosophie

Professeur des Universités

Directeur de recherches en Esthétique à l’Université d’Aix-Marseille

Membre de la Société française d’esthétique.

A publié des ouvrages sur le fantastique, la littérature libertine, l’expérience esthétique. Derniers livres parus : Cueco ou la nature des choses (Éditions Panama), Esthétiques de l’arbre (coll. Avec Céline Aubertin) PUP, Essai sur la simplicité d’être (Érès).

 

CONFÉRENCE :

 

« …images d’une vie qui se suffit à elle-même »

(W.Otto)

 

Parler d’amour (physique), maintenant qu’est installé le règne de la marchandise autoritaire, comporte des risques : l’empire de la raison économique tend à imposer l’idée que le désir sexuel de chacun constitue l’origine et le but des vérités qu’il recherche. Mais cela implique une définition de la réalisation de soi dans l’intime et constitue une valorisation extrême de l’intériorité en même temps que sa définition par le sexe. Ce qu’il y a c’est que la concupiscence et le désir de ce que l’on n’a pas deviennent dans cette perspective l’explication ultime de tous nos actes. Pourtant, l’expérience de l’amour ne nous apparaît pas d’abord comme un mouvement dans lequel la vie n’occuperait plus que l’espace d’un sujet singulier laissé à lui-même et convoitant sans relache de façon individuelle ce que la réalité lui présente. Elle nous donne au contraire l’impression de comporter une puissance d’élargissement plutôt cosmique que bourgeoise. Elle est loin, d’autre part, de tenir dans les seules limites d’un processus de consommation : ce qui nous paraît capable de changer notre existence et de lui donner un sens n’y tient pas à la rencontre d’un « objet » mais à l’attention qu’implique et qu’appelle l’orientation vers la « bonne vie ». Le sentiment que nous avons de l’importance de l’amour refuse de toutes les façons – au besoin inconscientes nous le savons – sa réduction à l’accomplissement d’une fonction ustensile. Et si nous accordons à sa dimension physique et charnelle un intérêt si grand c’est parce que quelque chose rend impossible en dernier lieu le mensonge à son égard : la chose amoureuse implique le corps et l’esprit de façon totale parce qu’elle constitue un lieu d’apprentissage existentiel. Elle n’est pas un instrument d’épanouissement (potentiellement sans limite) des individus mais le phénomène où se réalise l’inscription corporelle de leur accord avec le monde. Elle donne la mesure du changement de sensibilité – la métanoïa – qui leur est nécessaire pour être meilleurs…

 

En tant que métanoïa, l’amour est bien un acte de compréhension par le corps. Et cela a quelque chose à voir avec ce qui se passe dans une image. Comprendre par le corps est ce qui arrive exactement aussi aux images en tant qu’elles ne disent pas ce qu’elles signifient mais le font. Comme ils ne savent pas dire « ne pas », parce qu’ils arrivent par définition toujours affirmativement comme ils arrivent, les corps s’expriment en faisant apparaître – à l’image des photographies. Faire l’amour porte à la lumière ce fait que le corps n’est pas capable de mensonge, étant étranger à la logique prédicative. En tant qu’il montre et expose seulement, il dégage l’espace d’un consentement entier (corps et âme) à la présence réelle ici et maintenant. Il est himérique. La courtisane, parce qu’elle est à l’occasion la porné – celle qui se montre publiquement (celle qui se laisse photographier) – n’est pas autre chose que la savante en amour. Elle sait qu’apprendre c’est faire apparaître. Faire l’amour est l’œuvre de la formation improductive de la personne en tant qu’elle ne se distingue plus du sentiment de présence qui lui donne sa mesure. Cela implique de jouer avec ce qui, du corps, tend à l’exposition. Se montrer, comme fait la porné, pourrait être le propre de l’art d’aimer. En quoi D. H. Lawrence avait raison de lancer de façon provocatrice – à l’adresse de la représentation bourgeoise et psychologique de l’amour- qu’une femme, par exemple, « en qui ne sommeille aucune putain » risque en règle générale de n’être « qu’une porte de prison » (Pornographie et obscénité).

 

Comme c’est le cas dans tout ce qu’il écrit, Giorgio Agamben interroge, dans ses Profanations, la magie inhérente à l’existence réussie et la difficulté à la provoquer puisqu’elle consiste en des gestes qui rendent totalement actif celui qui a la chance de la connaître (qui l’arrachent à toute « tristesse ») mais qui ne peuvent pas être voulus. Pour ce qui est de ce qu’il y a à faire, ne pas pouvoir être voulu n’a rien de négatif mais constitue plutôt le signe d’une adéquation parfaite entre l’acte et son objet. Evidemment, les actes n’ont plus alors d’objet à proprement parler parce que leur intention et leur finalité leur sont devenus immanents. La nécessité de ne pas vouloir la réussite d’un geste n’est rien d’autre, pour Agamben, que l’impossibilité de ne pas s’exposer entièrement pour devenir intérieurement parfait. Il y a dans ce paradoxe une pensée aussi forte que celle que l’on rencontre chez Pascal lorsqu’il interroge ce qu’il appelle la « véritable habileté » ; celle de l’homme authentique attaché – l’air de rien – à faire semblant de faire ce qu’en réalité il fait bel et bien. C’est pourquoi on a du mal à comprendre la prévention avec laquelle le philosophe italien regarde le travail d’une artiste aussi intéressante que Chloë des Lysses quand il la retoque en « star du porno » (Profanations, p 120). Chloë des Lysses avait l’habitude de s’exposer complètement lors des performances où elle présentait son sexe ouvert et « profané » par un godemiché ou un ustensile de cuisine en même temps qu’un visage plein d’une sérénité indifférente. Pour Agamben, les photographies qu’elle a tiré de ses séances publiques de pose n’expriment en fin de compte que la vacuité de l’exhibition pornographique elle-même en tant qu’elle se réalise dans des images qu’il juge sans vérité parce qu’elles demeurent de son point de vue prisonnières d’une présence littéralement « sans rapport », absolue et insignifiable. Mais ce que fait Chloë des Lysses dans ses interventions paradoxales – visage impassible, vulve offerte – est autrement captivant que ne le croit Agamben parce que le défi auquel elle renvoie est homothétique de la question que pose justement l’impossibilité de pouvoir faire une distinction entre un dedans et un dehors – un fonds et son apparence – dans la présentation plénière d’une présence. La pornographie – l’entière exposition des poses de Chloë des Lysses — n’est pas attachée par hasard au mystère de l’amour qu’elles évoquent bien entendu en filigrane. Ce qui nous trouble en elle tient au contraire intimement au fait qu’elle se confonde justement avec le caractère irrémédiablement exposé des gestes dans lesquels elle se réalise et à la magie de leur absence de profondeur psychologique, dramatique : à leur façon de ne pas s’inscrire dans un récit. En deux mots, à son pouvoir de témoigner dans sa mutité de part en part photographique de vérité mystérieuse que nous attachons à la sexualité.

 

Il y a dès le début une complicité entre l’amour et la photographie, entre le désir de photographier et la chose amoureuse. L’image photographique a partie liée avec l’intensification de l’amour. On pourrait même définir l’érotisme, après tout, comme la préséance accordée à l’image sur la réalité. Les relations de l’une à l’autre y jouent le rôle d’un révélateur chimique réciproque. L’onirisme idolâtre de la photo y rejoint celui de la rencontre amoureuse. Et l’image physique de l’étreinte présente des corps livrés à une talité où s’exprime de manière identique une confusion momentanée du fait et du sens des présences. Pierre Louÿs fait partie  des lettrés érotophiles qui ont immédiatement reconnu dans l’image photographique un écho littéral de l’amour physique. Les clichés, innombrables, qu’il réalise avec les sœurs De Hérédia – et leur mère – ne témoignent pas de la nature de leurs relations : ce ne sont pas des documents biographiques. Ils adhèrent à ce qui se passait avant et pendant leurs rencontres amoureuses  auxquelles ils appartiennent indissolublement et à jamais. Pour Louïs, l’acte érotique est déjà en lui-même photo expressif. Il nous a laissé, avec les poses de ses maîtresses, une œuvre visuelle qui réalise au plan plastique ce que ses écrits licencieux ont l’ambition de nous faire avec du texte…

 

Le photographe Bernard Dufour, particulièrement, a donné à ses recherches la forme même de ses clichés intimes (Mes modèles, La musardière, 2001). Et la force des images qu’il nous laisse provient de la confusion du public et du privé qu’elles entretiennent . La photographie – l’image à faire – est chez lui le viatique de la cour amoureuse. Elle en est aussi le but et l’accomplissement. En faisant l’amour avec ses modèles (sa femme Martine aussi bien) Dufour sature le contenu de son œuvre. La crudité de ses images tient à l’équivalence  qu’elles postulent entre la photo et l’acte sexuel. Il ressort de ce qu’elles montrent quelque chose de très simple : « se voir pour les photos » et « faire l’amour comme des fous » reviennent  au même pour lui. C’est ce qui fait que les spectateurs supportent parfois mal les vernissages de ses œuvres : ils en voient les protagonistes faire littéralement corps avec elles.  Leur  devenir image, dans la pose érotique avec laquelle ils  coïncident, les jette dans la confusion physique de cette dernière à la façon d’un sentiment océanique  et ils  en viennent forcémenr à se dire :« Puisque c’était nous dit Dufour – cela aurait pu être eux » (Id.)

De même que la photographie montre l’existence nue de toutes choses maintenant, les amants dans le coït font l’expérience de l’extrême proximité du « être » et du « étant ». Leur distraction est l’expression de la coïncidence de l’un avec l’autre. C’est pourquoi ils sont, d’une certaine façon, irregardables : est irregardable ce que l’on ne voit plus comme « à voir » mais seulement tout à coup comme « existant ». Etre seulement  « en train d’être » constitue pour la représentation un écran pour ainsi dire total. Les amants sont invisibles en tant qu’ils sont  contenus dans l’évidence existentielle comme telle. Ils n’y font plus quelque chose de spécial : ils ne transforment rien, ne vont nulle part, ne signifient pas quelque chose à quelqu’un. Ils contiennent, aux deux sens actif et passif du mot, l’existence qu’ils réalisent. Et c’est en cela qu’ils accèdent à une proximité sans contraire où tout éloignement et toute transcendance sont abolis. Stanley Cavell traduit avec beaucoup de perspicacité l’inflexion du proche sur lui-même qui caractérise cette signification immanente du visible qui le fait ressembler à une image photographique :

 

« Ce qui fait défaut, ce n’est pas un mot, mais, pour ainsi dire , quelque chose dans la nature – le fait que les objets ne font pas de vues ou n’ont pas de vues. J’ai envie de dire : les objets sont trop près de leurs vues pur les livrer à la reproduction ; dans le but de reproduire les vues qu’ils font (pour ainsi dire), il faut les reproduire eux » (La projection du monde, Belin, Paris, 1999, p 47).

 

Hans Bellmer n’est pas photographe mais ses dessins et ses eaux fortes interrogent de manière  expérimentale – et exclusive – les propriétés de l’image érotique. Ils montrent le caractère renversant du nouage intime de l’image renversante et de l’évocation plastique de l’amour. Une image est renversante quand elle possède le pouvoir de retourner le regard sur ce qu’il ne peut contenir parce qu’il est déjà enveloppé par lui. Elle fait du contenu un contenant. C’est ce qui arrive avec la chose érotique lorsqu’on s’avise de la  représenter : elle demeure extérieure à l’atteinte comme quelque chose d’impossible à intérioriser. En répétant inlassablement les poses de ses  poupées  envisagées sous tous les angles de  vue possibles, en les enchevêtrant, Bellmer procède par touches qui laissent intact ce qui gardent intact l’impact de l’effet qu’elles  nous font  (Après la fermeture hebdomadaire, Eaux fortes, 1963). Ce qui est intéressant dans ces instantanés de l’obscénité considérée au point de vue chorégraphique, c’est leur préservation quasi photographique d’un donné qui résiste à l’appropriation représentative par sa puissance d’exposition. Bellmer voit l’amour comme une expérience du corps tourné et retourné comme une image pénétrante. Ce qu’il appelle « anatomie de l’amour » marche comme une signification prise à revers et pour ainsi dire idolâtre ; une signification silencieuse qui n’exprime pas un sens mais un état des présences, si l’on peut dire  , en dehors de lui (Petite anatomie de l’image, Allia, p78).

 

En « rendant » dans une image la nudité de sa maîtresse, il lui fait envahir jusqu’à la conscience qu’il en a. Comme dans une photographie, les parties du corps sont autonomes et s’imposent en intensifiant leurs détails. L’amour voit de près : tout lui devient important. « La croupe devient visage » (p37), les gestes, les regards, les paroles se confondent et s’entrexpriment : C’est pouquoi les amants  possèdent  jusqu’au pouvoir de « sodomiser le verbe » (id.).

 

L’interpénétration du besoin d’image et du corps à corps amoureux prouve la réversibilité plastique des sens. On voit comme on touche et vice versa. Bellmer se sent devenir vagin, par exemple, mais ce qu’il met à nu, « au-delà de la simulation vaginale », c’est toute une gamme d’images de rêves physiologiques » (p. 38). Les eaux fortes que nous connaissons sont un prolongement rhizomatique des photos que celle qu’il appelle « la jeune fille » – une amie du moment – a souhaité alors qu’il fasse d’elle pendant leurs rendez-vous : « Elle avait permis de prendre d’elle des photographies obscènes » p 37). Il ne se contente pas d’en tirer, en les démultipliant à l’infini dans ses dessins ou ses gravures, un maximum d’intensité sensuelle : il les échange contre les clichés que lui envoient tel ou tel de ses amis. Avec Joe Bousquet , par exemple, il les commente et y ajoute des conseils dans la tradition des « Art d’aimer ». Si nous avions davantage le sens de ce qui peut nous rendre plus attentif à ce qui nous intéresse réellement et plus savant en général des choses de la vie, nous ferions pareillement de l’amour un laboratoire d’expériences phénoménologiques qui interrogerait l’évidence  de notre présence dans le monde plutôt que la fausse profondeur dont l’ont chargé les religions et les métaphysiques. Car ce dont se persuadent Bellmer et Bousquet dans le partage libertin de leurs découvertes, c’est d’une vérité au goût de sagesse païenne : une articulation du sens de l’existence à la simplicité indivise d’Etre associée à l’idée que ce que nous cherchons n’est caché que dans l’Apparence.

 

Revenu paraplégique de la Grande Guerre, Bousquet approche du cœur de sa propre vie érotique avec toutes les ressources du verbe et de l’image. De la poésie et de la photographie. C’est pourquoi, dans le souvenir qu’il en garde, ce qui demeure d’une nuit d’amour a la forme indistincte d’une grande présence à la fois   de mots, de gestes et d’arrêts sur image. En leur centre se tient une continuité plus réelle que les perceptions mêmes que nous en avons. Dans l’indistinction du faire, du dire et du voir, l’amour est à la fois l’entrée  et ce à quoi elle fait accéder. Quand Eluard lui envoie la photo d’une femme nue, de dos, accroupie, les cheveux défaits – une photo d’avec l’amour – c’est un signe amical en même temps qu’un geste sorcier parce qu’il invite celui qui le reçoit à se faire physiquement l’écho de ce qu’il évoque (Lettres au poisson d’or). Faire l’amour peut revenir à entrer vivant dans une photographie pour « éprouver une pensée dans toute l’étendue de sa chair dévoilée, et entrer à travers le regard dans une nuit qui se fait sensible à travers les sensations de cette chair » (Le cahier noir).

 

Quand ils font l’amour – sans maintenant le dire – les amants expriment un but obscur qu’ils ne peuvent composer, et interpréter, que par son image. Bellmer a raison de se les représenter, de ce fait, comme « des êtres intersidéraux » (id, p73). Ce qu’ils ont d’extraterrestre – leur magie – n’a rien de surnaturel : ils percent simplement de façon indistinctement physique et spirituelle le secret du champs des «  concentrations optiques dont chacun de nous n’est avec tout son corps que le spectre » (Id.).

C’est par le corps que les esprits se voient, et se rencontrent. Cela tient à ce que le Visible ne se quitte jamais lui-même mais se présente toujours, comme dans une photographie, dans sa propre continuité ontologique. Cela tient aussi, de façon plus essentielle, à ce que vouloir se faire aimer ne peut en fin de compte s’exprimer que dans des propositions d’être vu et Agamben a raison de dire que « l’être qui désire et est désiré se fait espèce, se rend entièrement visible » (Profanations, p73, Rivages).

 

Se faire espèce, c’est sortir de l’Histoire, de la constitution distinctive des subjectivités, et revenir a un état pour ainsi dire naissant ; se faire physis et nature émergente. « L’historien ne s’intéresse pas au fait que les hommes font l’amour » (Collingwood, The idea of History, Oxford Université Press, New-York, 1976) : la raison en est qu’ils sortent bel et bien alors des affaires humaines et rencontrent un mystère plus grand, dans lequel les questions ne se dénouent  pas par l’esprit – dans le temps – mais par le corps – actuellement. Ce qui s’exprime paradoxalement dans l’amour possède la radicalité de ce qu’on ne peut échanger : la position d’existence. C’est pourquoi on n’y trouve plus à l’œuvre de différence entre l’apparence et l’essence, l’intérieur et l’extérieur. Les significations y miment cette intégration qui définit les choses de la nature et elles s’exposent alors comme ces drnières  entièrement dans le visible. « Dans le cas de la nature, écrit Collingwood, la distinction entre l’extérieur et l’intérieur d’un événement n’existe pas. Les événements de la nature sont de simples événements et non les actes d’un agent (Id.) » : à la limite, être amoureux consiste en un devenir événement et implique une mimétique  des continuités événementielles…

 

L’amour physique est le secret de la photographie parce qu’il désire la même chose qu’elle : la superposition parfaite des corps et de leur exister. Photographier et faire l’amour, complices dès l’origine, confortent également – et au besoin en même temps – l’impression que le dehors et le dedans du monde ne font qu’un, que le vrai mystère est le visible et que les signes ne font réellement événement qu’en s’incarnant. Faire l’amour implique non seulement que l’on aime les images de l’amour mais que l’on sache laisser son propre corps prendre lui-même la forme de son image comme ce qu’il a de plus profond. Le passage de la photographie et celui de l’amour sur les corps ne les sublime pas, ne les éloigne pas d’eux-mêmes. Il les fait au contraire se rejoindre dans ce point extrême où « leur sens se rapproche de la limite du zéro » (Georg Simmel) parce qu’il cesse d’être intelligible pour se réaliser physiquement.

 

Il y a quelques années une galerie du Faubourg St Honoré exposait les photos érotiques d’Eugène Atget (Sotheby’s, Automne 2010). Ces photos sont connues. Les surréalistes les ont célébrées en leur temps. Man Ray possédait un album de plusieurs dizaines d’entre elles. Man Ray était érotomane, cela n’a rien d’étonnant qu’il aie ainsi aimé ces images. Qu’aimait-il en elles ? On peut penser que cela avait quelque chose à voir avec leur caractère contemplatif. La « Femme nue » à quatre pattes de 1925 est assez célèbre. On voit son visage, en coin, mais c’est sa croupe qui occupe  le centre de la photo et qui, en fait, l’envahit toute entière. Cette croupe est déjà, dans la réalité, une image. Comme si le modèle exposait le devenir image du corps nu en tant qu’il ne peut faire plus, et mieux, que se donner à voir. On sait qu’Atget a photographié des photos déjà prises pour satisfaire les collectionneurs qui lui commandaient ses prises de vue réservées à un usage privé. On ne peut comprendre la chose qu’en se disant que ce qui l’intéressait ce n’était pas l’existence du modèle comme tel mais la charge photographie du corps nu. Ses photographies ne sont pas des portraits mais des insight de présence et c’est pourquoi elles provoquent dans le regard un effet de dessaisissement. Les croupes que prend Atget montrent à la lettre un monde cul par-dessus tête, un monde retourné. Le retournement du monde par la photo , en levrette pour ainsi dire, signale que la pose érotique possède en elle-même un pouvoir de révélation du caractère  insituable du « point de vue » en général. Tout peut être vu depuis n’importe où. Les choses ne sont pas de face sous prétexte que nous les regardons. Elles sont plutôt de dos, si cela signifie qu’elles se présentent, mais à nul regard . Qu’elles se présentent absolument. Atget laisse les fesses qu’il photographie saturer ses images pour mettre en exergue leur caractère invisible là où elles sont. La photo fait voir que rien n’est de face là où il est – l’Erotique à voir est l’étrange à être qui précède toute prise en vue et toute idée. « De face, écrit Dominique Fourcade, le monde n’est pas visible car il n’est pas de face, seulement de dos » (Il, P.O.L). Cela veut dire simplement que « le monde est le monde et n’a pas un mot à dire » (Id.). Les croupes d’Atget insistent sur la disparition des présences hors de la Représentation. Erotique veut dire disproportionné, immense. Toute image érotique fait (comme) l’amour parce qu’elle est océanique.

 

Etre océanique c’est se faire connaître non dans des représentation de coordonnées mais par un effet de champ. La dimension océanique des corps s’expriment dans le fait qu’ils se reconnaissent en apparaisant, en s’exposant. C’est pourquoi ils ne possèdent pas de « chiffre » et constituent, dans leur nudité, une forme en eux-mêmes. L’acte de se mettre nu est dans l’amour accession à la forme d’un acte qui réussit ce qu’il fait et qui ne fait plus que ce qu’il réussit. Réussir quelque chose signifie à un moment donné être complet à seulement être. La « réussite » de leur nudité est – au sens actif – la vocation des amants. C’est ce qui explique que l’amour se confonde physiquement avec les poses qu’il invente et qui sont sa pensée. Les amants n’ont pas besoin d’âme, leur corps leur en tient lieu : là où ils sont, une grande nappe de visible s’installe : être là absorbe toutes les qualités possibles du réel. Alors, vraiment, « la vue du corps ne pénètre plus rien d’invisible, elle est complice de l’ostension, de l’extension pure que le corps est » (J. L Nancy, Corpus).

 

L’excitation photogénique attachée à la multiplication des poses est certainement, dans l’amour, l’effet de son pouvoir de rendre beaux ceux qu’il touche. L’amour illumine les corps. Il a à voir avec la lumière, même et surtout la nuit. Les chambres encore éclairées dans les villes et les villages, au cœur de la nuit, rassurent Goethe parce qu’il y voit l’expression de la gaîté inconditionnelle de la vie.

 

A l’origine le flash photographique est l’effet du soufre végétal : le lycopodium  des homéopathes, cette fougère dont l’huile, réduite en poudre, est hautement inflammable et possède un éclat extraordinaire. Faire l’amour donne l’occasion d’être trouvé beau et de trouver l’autre beau comme si le visible était lui-même parure, cosmos. Le cosmos est d’abord pour les grecs ce qui provoque le sentiment de la beauté. L’amour est cosmétique parce que « trouver beau » transfigure les présences (Emerson). Cela n’a rien à voir avec l’effet du narcissisme mais définit plutôt l’intense pouvoir homéopathique associé à  la rencontre amicale des corps. Le sentiment amoureux est un englobant autotélique qui opère comme une médecine homéostasique capable de redonner leur cohérence magnétique aux êtres en présence. C’est une protection photophénoménologique. Les séances de pose avec lesquelles jouent les amants, qu’elles se réalisent dans des photographies effectives ou seulement imaginaires, aiguisent leurs sens et les démultiplie.

 

Le côté « Satori » de la photographie (« Laisser les chose-être-là-comme-ça »), évoque l’exactitude de l’amour, sa minceur. Comme le désir et l’être n’y font plus qu’un, l’amour constitue moins un mode de l’exister que sa gymnastique (Agamben, La puissance de la pensée). Gymnos veut dire nu. Etre nu est sans néant. « Alors ma langue tombe dans ta bouche nous disons toi car toi est le nom sans néant » (Id.). La minceur de l’amour ( son absence d’épaisseur, sa profondeur toute en surface ) est attachée à la forme de connaissance qu’il est par la peau qui le  caractérise : la peau, la pellicule, aussi bien dans la photo que dans le coït, exprime la réussite du nu en ce qu’il est à la fois montré et montrant et en ce qu’il ne peut pas être l’un sans l’autre. « Or le nu est toujours non seulement montré mais montrant de sa monstration…en ce sens il y a toujours un imperceptible vacillement entre le nu et le pornographique » (J.L Nancy, Nus sommes, la peau des images, Klintseick). Le côté pornographique de l’amour pourrait être dès lors la manifestation de sa santé. Car la santé n’est pas autre chose que la forme achevée de la praxis totale ,c’est à dire le bonheur ( Adorno) en tant qu’imitation du seul fait d’être. En ce sens, faire l’amour est réellement quelque chose comme une œuvre, c’est-à-dire comme la coïncidence du sens d’une présence avec ses propriétés de complétude existentielle. « Faire une œuvre ou goûter une œuvre (en jouir) doit être comme faire l’amour, absolument exact et saisissant » (Nancy,L’il y a du rapport sexuel, Galilée)

 

Dans ses performances publiques, Nicola Deane laisse les spectateurs prendre des photos de son sexe, ouvert comme une scène de théâtre et dans lequel elle fait jouer des godemichés en chocolat ou en sucre. Le théâtre de la vulve ouvre le regard en lui donnant une énergie nouvelle qui vient  du ventre  et en exprime l’intelligence organique . Ce n’est pas une énergie causale et mécanique mais une longueur d’onde. Elle agit comme une « passe » amoureuse. D’une façon voisine ,  les images d’Henri Maccheroni – dans ses «  2000 photos du sexe d’une femme » en particulier – profitent particulièrement de la similitude ondulatoire – de l’effet de champ – qui existe entre l’énergie photographique et celle que dégage le sexe féminin. Ce qu’elles répètent – de façon justement potentiellement infinie – c’est la similitude de l’acte photographique, de son effet et, dans le cas précis, de l’espace ouvert par le modèle. Chez Araki, d’une autre façon encore , on a parfois l’impression que l’œil ne peut entrer en contact avec son objet que parce qu’il a été métamorphosé en bouche. La vue du sexe est métamorphotique dans la mesure où elle concrétise l’image en un quasi toucher. Quand Araki photographie une jeune fille qui ouvre son sexe de ses doigts en se tenant au dessus d’elle et à l’envers, l’objectif se pose comme en un cunnilingus sur son objet et l’envisage à la lettre comme chose amoureuse. Au fond , de la même façon que le corps à corps des amants peut être interprété comme une installation propice à une expérience d’intensification du sensible, la photographie qui s’en approche se fait aussi installation. Mais dans les deux cas, « c’est l’installation qui sent le visiteur » (Agamben, Le Sex Appeal de l’inorganique), elle le palpe, le retourne, le fait entrer en elle et le pénètre à la fois. Il se passe alors ce fait que « les choses sentantes nous voient » (id). La pose érotique, en sollicitant notre présence et en l’anticipant, nous traverse et nous irradie comme une radiographie. Elle nous solarise. De là vient , peut­-être , le côté sériel des prises de vues associés à l’amour. Ce n’est pas par hasard que Dufour, Maccheroni, Araki, tendent à dissoudre les limites de leurs œuvres, à chaque fois, dans la prolifération et la collection. La photographie d’amour ce sont les photographies qu’il appelle. La quantité déborde la composition et ce qui compte c’est la mosaïque qu’elle crée. Cette mosaïque n’est pas autre chose qu’un effet en miroir de la « dissolution des perspectives organiques » qu’induit le congrès amoureux. L’intensité de la répétition photographique est celle de la saturation provoquée par la tendance du sexuel à l’inorganique.

 

Où se passe la scène d’amour et qu’en disent les images qui nous en restent ? Au bout du monde. Diderot : « Toutes les scènes délicieuses d’amour se passent au bout du monde » (Pensées détachées). Il pense, quand il écrit cela, à la peinture de Greuze. Mais ce qui importe c’est le type de chora qu’il voit à l’œuvre dans l’image sexuellement connotée. Dans Le baisé envoyé (1765), une jeune femme envoie par une fenêtre un baiser sans équivoque à un ami invisible. Elle s’appuie sur un bouquet de fleur qu’elle écrase par distraction. On sait ce qu’en retire Diderot : « Il est impossible de vous peindre toute la volupté de cette figure. Ses yeux et ses paupières en sont chargés…Elle est ivre ; elle n’y est plus ;  elle ne sait plus ce qu’elle fait ; ni moi ce que « j’écris » (cité par Michael Fried, La place du spectateur). La jeune femme apparaît en déshabillé, elle est dans l’absorbement d’une visibilité totale, offerte. Le bout du monde c’est le monde sans autre monde. Dans l’évidence de son propre absorbement dans l’exister. Au bout du monde la présence est laïcisée, elle ne résulte plus de la convergence des regards. Elle est laissée à elle-même. Les amoureux, entièrement visibles, nient en même temps , et pour cette raison, la présence d’un spectateur. Ils se voient comme ils sont lorsque personne ne les voit et se donnent à voir de même. Ils sont, au bout du monde, « l’objet de l’œil de personne » (Lyotard). Ils renforcent en cela incessamment l’impression que les choses existeraient même si personne ne les voyait ou, mieux, qu’elles existent d’autant plus que personne ne les voit.

 

La photo que l’on tire d’une scène d’amour possède la force et l’intelligence du réel, au fond. Soit la charge ontologique pourtant impossible à appréhender de ce qui est là pour aucun pensée. La philosophe Camille Paglia l’a compris quand elle pointe dans son grand œuvre , Vamps et Tramps , l’intérêt qu’il y a à réfléchir sur la poésie paradoxale, la patence plénière, du peep-show. Si même l’adolescent frondeur se tait au peep-show, comme les amants cessent de rire quand ils s’étreignent, c’est que ce qu’ils voient ne donne pas de prise à l’hystérie parce qu’il existe absolument hors la relation. Ce qui est photographié dans les vedute de l’amour c’est l’irreligion de l’« être là » laissé à lui-même : son côté « paysage » pour le dire vite c’est-à-dire son indépendance à l’égard de l’idée de sujet, de personnage, de signe. Les choses n’y sont pas distribuées  en fonction d’une « place » ordonnée à un Tout préalable : elles sont non pas avec mais à. Elles sont au monde avant d’être en rapport entre elles. Elles sont éloignées dans le proche total. Cela produit un effet non plus de signification mais de signifiance. La signifiance ne renvoie à rien (d’autre). Elle ne fait pas signe mais fait ressortir le côté existant pour lui-même. « Qu’est ce que la signifiance ? C’est le sens en ce qu’il se produit sexuellement » (Barthes, Le plaisir du texe). Se produire sexuellement c’est le faire sans adéquation à une idée et comme hors situation. La signifiance colle à l’importance d’être devenue l’ultime vérité. C’est une affaire de corps simplement parce que « mon corps n’a pas les mêmes idées que moi ». L’amour prend l’idée (la régie représentative) a contre-pied. Les choses n’y sont plus apprésentables, elles y sont patentes. D’où le vertige, toujours possible : « Aucune signifiance ne peut se produire dans ce dont le modèle est petit bourgeois » (Barthes, id). La signifiance est vertigineuse parce qu’elle laisse entrer le monde  de proche en proche en se donnant ,là où elle a lieu, à ce qui se présente. Elle n’a donc pas d’yeux et c’est une erreur en ce sens d’interpréter la photographie ou le regard amoureux comme un travail des yeux. Il n’y a pas de travail des yeux là où ça voit à plein. «  Si nos yeux voyaient tout, écrit Jean-Luc Parant, ils quitteraient notre visage et nous n’aurions plus que la fente d’un sexe femelle sous le front » (Les yeux trois). On ne peut pas mieux dire puisque c’est exactement ce qui arrive dans l’amour, et le faire, trouent les visages. « Les yeux obstruent les passages où l’infini tout entier s’introduirait tout entier si ouverts ils n’étaient jamais revenus s’y former. Voir tout nous trouerait le visage. Sans les yeux tout serait visible à travers nous ». Oui, mais il se fait que c’est bien le monde (entier) qui s’engouffre à l’endroit précis où se conjoignent les corps des amants parce qu’il s’y recoupe et s’y imite lui-même en dégageant dans leur abandon l’immensité dont il est capable…Jean-Luc Parant se trompe : le monde n’est pas « un œil trois ». Cela tient au fait qu’il n’est pas la résultante de la trajectoire des regards. Il ne loge pas tout entier dans le regard. Il y a  dans nos yeux la marque du passage de la matière que nous avons traversée avant notre naissance et que nous avons été. Il y a la marque de tout l’espace où elle était elle-même. Le sexe féminin d’où nous provenons répète, à l’origine, quelque chose du silence des espaces infinis. Le voir, en jouir, le montrer, l’être, indiquent le chemin à rebours vers une vision absorbée par son contexte et opérant depuis son propre dehors. En naissant, nous accouchons à notre tour du monde visible qui se saisit dans la lumière de nos yeux. Cela signifie seulement que l’Inconnu ne cesse de se propager incognito par notre entremise jusqu’à nous envelopper comme un nuage jusqu’à bout de toutes choses. C’est cette coprésence du bout du monde s’échappant sans cesse de lui-même, éternellement naissant, que nous voyons dans les choses du sexe. Ce qui s’échappe ainsi – et que la photographie va rendre en l’emportant avec elle – c’est le lointain dans l’impossibilité de la distance. Le  centre-partout. Le sex-appeal de la photo d’amour dégage ce qu’il faut bien appeler – et parfois même au cœur de l’image la plus triviale – le caractère cosmique de l’amour c’est-à-dire sa dimension de « continuum mélodique et spacieux (F. Fédier, Interprétations). Dans Le ciel pas d’angle, Dominique Fourcade, que F. Fédier commente justement dans ses Interprétations, pose comme hypothèse que « l’Univers c’est l’amour ». Cela veut dire qu’il est la solution au problème de la Mesure d’après la mort de Dieu , d’ après la fin d’une interprétation possible à toutes les interprétations. Ce qui vient en lieu et place du regard de Dieu, aujourd’hui, c’est ce que voit celui qui fait l’amour : l’amour pas d’angle comme expérience de la tenue dans dimension. Quelque chose de constellant en soi si l’on veut. Photographier et faire l’amour portent conjointement l’expérience d’une « ambiance grand tambour liquide (la mer pour ne pas la nommer) » (D.Fourcade, Le ciel pas d’angle). Il y a intérêt, parce que nous avons besoin d’une Mesure et nous savons qu’il n’y en a pas d’autre qu’immanente. Ce pourquoi, « il est grand temps d’une expérience esthétique totale » (Fourcade, id) qui n’épuise pas davantage que les moyens du bord. Comme faire et photographier l’amour.

Alain Chareyre-Méjan