Michel Guérin
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Michel Guérin

La réserve : le regard entre esthétique et éthique

 

L’Ecole du Regard – Point de vue [2]

Samedi 17 novembre 2012

 

Deux puissances apparemment de signe contraire dialectisent la réception de l’œuvre ainsi que la contemplation de la beauté : l’exposition et la réserve. La première porte à rechercher la lumière, à ses risques. La seconde est la réserve : on doit certes l’entendre comme secret, mais aussi comme ressource, non pas économisée, mais préservée, mise à couvert, gardée.

 

Le regard qui «contient» la démesure spontanée de l’exposition, toujours au bord de l’hystérie, est esthétique. Il résiste à une poussée, oppose un sens de la limite à l’ubris; il défend la cause d’une Figure dans l’énergie même. Le regard diverge en ceci de la perception qu’il se libère de l’appétit (ou de l’utilité ou du besoin ou comme on voudra dire), il s’intéresse de façon désintéressée à des «perceptions inutiles» (Paul Valéry), il attache une valeur inappréciable aux sensations et perceptions pour elles-mêmes.

 

Ce principe de toute attention esthétique est d’obédience éthique, ce qui est loin de signifier la moralisation de l’art! «Une minute!» clame tout regard, qui demande ainsi le temps de l’enregistrement et plaide ainsi la cause de la memoria opposée à la curiositas: ce débat, exprimé en termes augustiniens, est essentiellement nôtre. Plus de regard si l’attente ne lui imprime pas sa tension, son désir autant que sa crainte.

 

Dans garder se lit en filigrane le germanique wardôn et l’allemand warten (attendre, soigner), ou encore l’anglais to ward (protéger). On parle, certes, d’un regard de mépris (ou de haine), mais pareille teneur est contraire à la pente douce du re-gard – à son inclination, à son êthos, donc – puisqu’elle implique dénégation de l’acte de voir (exiger qu’un être ou un objet soit «hors de sa vue», «ne pas pouvoir le voir en peinture»).

 

On réfléchira ainsi sur la pudeur qui arme innocemment le regard, cet aidos plein de puissance et de retenue conjuguées qui, au carrefour de l’esthétique et de l’éthique, inspire le regard.

 

Écrivain, philosophe, Michel Guérin est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, depuis Nietzsche, Socrate héroïque (Grasset, 1975). Agrégé de philosophie (1970), diplomate (après un séjour à Bonn comme attaché, il dirige successivement les missions culturelles françaises de Vienne et d’Athènes), Michel Guérin est professeur des universités : il a dirigé le LESA (Laboratoire d’Études en Sciences des Arts) de l’Université d’Aix-Marseille jusqu’en 2009, auquel il appartient toujours. Membre honoraire de l’Institut universitaire de France, il préside aujourd’hui le jury de l’agrégation d’arts plastiques.

 

Il a notamment publié : aux P.U.F., La politique de Stendhal (1982) ; chez Actes-Sud, Qu’est-ce qu’une œuvre ?(1986), les deux volumes de La Terreur et la Pitié (1990/2000); aux éditions Jacqueline Chambon, Nihilisme et modernité (Essai sur la sensibilité des époques modernes) en 2003 ; L’Espace plastique à La Part de l’œil (Bruxelles, 2008) ; aux éditions de la Transparence, La Peinture effarée – Rembrandt et l’autoportrait (2011) ; dans la collection Encre Marine aux Belles-Lettres, Le Fardeau du monde – De la consolation (2011). Sa plus récente publication : la 2ème édition, augmentée (nov. 2011), de Philosophie du geste (Actes-Sud, 1995/sélection du Médicis-essais).

 

CONFÉRENCE :

 

On a beau associer parfois le regard à des basses œuvres, à une violence expéditive que rendent bien certains tours (fusiller quelqu’un du regard, manger une femme des yeux : ne parle-t-on pas, même, d’un regard assassin ?), la thèse que je vais cependant m’efforcer de défendre se condense dans la formulation suivante : regarder, c’est regarder deux fois (plutôt deux fois qu’une), c’est sauvegarder, c’est-à-dire garder sauf. Il y aurait donc une action faste, voire carrément salvatrice, du regard. Se sentir enveloppé d’un regard de tendresse ou d’estime admirative, donne des ailes ; certains êtres renaissent à leur propre confiance parce qu’on a su les regarder. Or, j’essaierai de le montrer, l’énergie propitiatoire qu’un bon regard dégage irait de pair avec une vertu paradoxale, la réserve. Je tirerai la conséquence dernière de cette hypothèse en haussant l’intervention du regard (à mi-chemin de l’esthétique et de l’éthique) à la dimension du témoignage. Telle sera  l’orientation de mon propos.

 

  1. Commençons par lever l’hypothèque du mépris : celui que je perçois, par exemple, dans une moue dégoûtée, un air qui toise son vis-à-vis et le réduit d’avance. Qu’il s’agisse de donner la mort en intention (au moins inconsciente) ou de tenir autrui pour (autant que) rien – ce qui est la définition même du mépris – le regard dans ces cas-là est, à l’évidence, à cent lieues de toute propitiation ; il est au pire porteur de haine, il annihile l’autre. La détestation offre l’exemple de ce fétichisme particulier, phobique, qui saisit la partie, la sépare du tout organique pour y naufrager celui-ci. Ramener un être complexe et imprévisible à un trait sur lequel il n’a pas prise (sa nuque, son dos), voilà l’ouvrage de la détestation. Sartre, dans la célèbre analyse de la honte de l’Être et le néant, généralise cette expérience jusqu’à la constituer comme matrice des relations avec autrui : relations asymétriques ou transitives puisque, selon lui, le regardeur fige le regardé, le cloue invinciblement dans l’objectité et lui inflige l’expérience de la honte. L’idée même d’échanger des regards ou de « rendre » un regard est exclue d’avance dans cette théorie, car elle implique un effet de surprise (de sur-prise) qui place le regardé à la merci du regardeur. Le premier est piégé dans la surprise et le second, à l’inverse, en tire prise sur lui. En termes sartriens, l’expérience de la honte, pour celui qui en pâtit, est celle d’une « transcendance transcendée » ou encore d’une liberté vitrifiée. Le regard tueur que décrit Sartre est celui de l’entomologiste, traitant, fût-ce à son insu, ses compagnons de sort comme des insectes.

 

Or, il s’agit là, à mon sens, non de tout le regard, mais seulement de cette espèce bien particulière placée sous le climat de la détestation ou, a fortiori, de la haine. Celle-ci est dans le fait une entreprise de réduction, elle tend à ramener l’esprit au corps et, au-delà encore, celui-ci à des morceaux d’ingrate matière. Il n’est pas douteux que le regard méchant traduit, au service de la haine, la forme viciée, grimaçante, de la vertu qui instruit tout regard, je veux dire l’aptitude à porter attention. Dès qu’Emma Bovary, en manque d’amour rêvé, saisit la disgrâce de Charles et sa terrible imparité par rapport à ce qu’elle avait imaginé, l’insuffisance navrante de son mari, elle ne peut plus s’empêcher de la détailler – j’allais dire de la débiter, ce mettre à son débit ce qu’il est et fait ; et la voilà condamnée d’une part à « bovaryser », c’est-à-dire à poursuivre une chimère stéréotypée, d’autre part à détester par le menu le médiocre « officier de santé » qui n’a su lui donner qu’un nom.

 

Le vocable de haine est peut-être ici trop fort, mais il fait sens tout de même pour signifier l’aporie d’un pareil sentiment. Si, en effet, haïr c’est haïr à mort, cet affect fait deux victimes. La haine qui, en principe, en a à l’autre en tant qu’autre (étranger, hostile), finit par se retourner contre le sujet même qui doit souffrir le premier sa dangereuse addiction. À vouloir la mort de son ennemi, on se voue soi-même à l’autodestruction. La haine n’est pas seulement une affection ; c’est aussi une infection. Elle révèle une porosité du mal, déchaîne une puissance de contamination qui submerge les mortels. C’est un des ressorts, peut-être le principal, de la tragédie. Celle-ci éclaire d’un jour cruel le mal qui a sa cause apparente dans l’autre, car, poussée à son ultime intensité, prise au second degré, la lucidité est bien forcée de découvrir que le monstre qui se jette en travers du regard pour l’éblouir et le dévaster n’est autre que soi-même. Tel est, exemplaire entre tous les héros, Œdipe aveuglé par l’horreur de son enquête. Cela fait voir que deux forces –  deux forces seulement –  arment ou encore instruisent un regard humain : l’amour et la haine. Quand je dis « armer » ou « instruire », je n’entends d’abord rien de militaire : je veux dire « équiper » (au sens où on « arme » un bateau), « gréer ».

 

  1. N’importe de quel amour il s’agit, Éros ou Agapè, l’amour libidinal ou l’amour du prochain : il fait voir. Il fait mieux que rendre visible, il rend considérable, il crée le relief de l’ « objet ». Mais le charme érotique, merveilleux, est aussi vénéneux, car il veut la possession et la composante agressive n’est jamais loin. Quant à l’autre amour, qu’on l’appelle charité, tendresse ou pitié, il est incompréhensible – ou encore tient du miracle. Pensez : Laisser l’autre être, et par lui-même, lui consentir la pleine liberté de son être ! Se désister soi-même ! Pascal, suivant les motifs de la chrétienté médiévale, oppose et rapproche comme des jumelles ennemies la cupiditas et la caritas. Quant à la seconde, Hugues de Saint-Victor a ce mot magnifique : Ubi amor, ibi oculus. Où est l’amour, est un œil. Ce que je transposerais : l’amour a l’œil – est regard. Formule à laquelle fait écho la sentence de Port-Royal, que rappelle Pascal, soit qu’ « on n’entre dans la vérité que par la charité ». Amare ut intelligere. Regarder, sur le versant positif – celui de la vérité, de l’amour ou de la vie, ou comme on voudra dire – c’est élire un objet comme digne d’affection ou d’attention, c’est le considérer, terme qui, au passage est commun à la définition de l’admiration par Descartes et au « prospect » que Nicolas Poussin distingue de l’ « aspect ». Ce dernier en met plein la vue, mais il est la seule affaire des yeux, dans la signification physiologique, non du regard en tant qu’il se guide sur un projet, une intention sensée.

 

Procédant d’amour autant que de haine, la jalousie, comme montre Proust, est un exercice – c’est-à-dire, étymologiquement, une ascèse – du regard que la souffrance attise. Le jaloux veut tellement savoir, quoi qu’il lui en coûte, cherche si bien à être fixé et à croire enfin ses yeux, qu’il dote son regard d’une capacité d’anticipation ou encore d’imagination[1]. En tout cas, amoureux, jaloux ou méchant (je veux dire : désirant l’objet, désirant savoir ou désirant la mort de l’objet), le regard se distingue en ceci d’une simple perception – qu’on dira traversière ou cavalière – , qu’il s’attarde, marque une pause, « fait époque ». Tout regard est une épokhè, un arrêt sur image. Cette proposition peut être dimensionnée selon toutes les échelles : mon regard est époque quand il singularise à son mode un être ou une manière d’être qui, pour lui, sont événements ; mais aussi, avec une autre portée : ce qui distingue le grand historien, c’est d’appréhender d’un seul regard d’écriture ce qu’a dû être le visage d’une époque : ainsi de Lucien Febvre dans sa Religion de Rabelais s’attaquant au « problème de l’incroyance au XVIe siècle », ainsi d’Ernst Kantorowicz dans L’Empereur Frédéric II lorsqu’il s’applique à restituer autour de l’empereur germanique, le Hohenstaufen, plus accordé aux Pouilles et à la Sicile qu’au bord du Rhin, le demi siècle qu’il eut en commun avec Saint Louis. Un regard est autre chose et plus qu’une perception ; il est aussi différent d’une observation ou d’une représentation. Je dirai pour résumer ma pensée en m’appuyant sur ce qui précède : un regard a comme vis-à-vis non des objets, mais un visage, y compris dans l’acception métaphorique qu’on vient de suggérer (le visage du premier XIIIe siècle). Pour suivre une inspiration de Walter Benjamin et à contre-courant de l’analyse sartrienne, je dirais que le regard s’attend à être à son tour regardé, dès qu’il a dégagé, justement, le visage qui retenait son attention. Envisager un individu (qui peut être une entité) comme visage et dans un certain climat, une atmosphère favorable à l’intelligence – voilà regarder. Pépiniériste de la différence en elle-même et pour elle-même, le regard est essentiellement dilection. C’est une autre déclinaison de l’amare ut intelligere.

 

Sous ce rapport, le regard, toujours lié à l’événement, à l’individu et à la singularité, fait advenir un ressort humain que ne connaissent ni la perception simple ni l’observation protocolaire, encadrée – sinon scientifique. D’un côté, la perception, comme veut Leibniz, est une fonction que les vivants partagent largement. Ils peuvent avoir des perceptions dont ils ne s’aperçoivent pas. Percevoir signifie d’une part enregistrer, mais seul, d’autre part, un être mu ou ému, mobile et mouvant, bref un être d’appétit, intimement un avec la tendance qui l’anime, perçoit, pour ainsi dire dans la foulée de son désir, les échos en lui du monde qui l’environne. Tout l’univers leibnizien est bâti sur la complémentarité de la perceptio et de l’appetitus par quoi s’explique la rencontre de forces venant du dedans des individus (les Modernes parlent eux de pulsions) et de stimulations puissantes attestant la présence irrécusable ou invincible d’un réel qui s’impose à tout et à tous ; et sur cette alliance dynamique du percevoir et du vouloir, se branche encore l’articulation du principe de continuité et du principe des indiscernables : tout est un (harmonique) et tout est multiple – et chacun des multiples est un être, c’est à dire un être-un, monas, une monade. Cette orchestration de l’Être, dont Dieu est le nom (Deus, sive harmonia), distribue la perception sur un clavier qui va des perceptions inconscientes ou subliminales (les « petites perceptions ») à l’aperception philosophique, douée d’une réflexivité hors pair. Pour que commence le regard, il faut qu’une certaine affectivité de la pensée, un sens du tour et du mode viennent au premier plan, ou encore que l’objet considéré compte moins en lui-même que par l’effet qu’il produit sur ma subjectivité. C’est en quoi je parlais plus haut de climat. Tout regard est affectif : est, j’irais jusqu’à le dire ainsi, une pensée affective. Cela ne concerne donc pas les représentations logiques, non plus que les observations s’efforçant de rassembler des informations objectives et intégralement communicables.

 

  1. Un regard ne saurait se priver de sa condition subjective, autrement dit de la singularité qui le rend affine, justement, avec l’événement individuel. On ne regarde pas des généralités, mais toujours, quelle que soit son espèce, un individu. Il est tout sauf évident (ex-videre = voir de part en part, percer à jour) ; il est même étonnant, si ce n’est admirable. Il y a peut-être bien dans le prodige intrigant du regard un départ de sublime ; il s’exprimerait ainsi : on pourrait presque fermer les yeux. Regarder sans voir, ou encore voir par des yeux invisibles. Mais laissons-là le sublime et la mystique. Restons au goût, dont Montesquieu donne « la définition la plus générale » : « ce qui nous attache à une chose par le sentiment [2]».

 

C’est la raison pourquoi le regard élit domicile sur le terrain de l’esthétique, s’il est vrai que le XVIIIe appelle goût et faculté de juger ou d’apprécier (la Billigungsvermögen de Moses Mendelssohn, préfiguration du « sentiment de plaisir et de peine » de Kant) une aptitude de l’homme à la fois amoureux et cultivé (Freud dirait : capable de sublimation) à distinguer des nuances, à faire des différences subtiles, à discerner si l’on préfère, en s’appuyant non pas sur des preuves matérielles, ni sur des connaissances historiques ni sur des raisons rangées en système, mais sur un type de plaisir spécifique, distinct de l’agréable (l’hédonè), sensible et non sensuel, homogène dans le fait au sentiment réfléchi d’une harmonie de nos facultés de connaissance.

Kant, on le sait, oppose ainsi le jugement de goût (esthétique), jugement réfléchissant (inséparable du « plaisir de réflexion »), au jugement logique ou déterminant qui subsume le cas particulier sous une règle ou une loi. Le jugement esthétique s’interdit de trancher (de dé-terminer, donc de connaître[3]) et s’aligne sur une finalité paradoxale (puisqu’elle est sans fin déterminée) ; cela lui vaut le qualificatif de contemplatif.

 

Le mot appartient au lexique religieux, il est coextensif à l’idée, presque au geste mental, de guetter des présages. Ce qui, sans doute, se conserve de vif à travers le temps dans la contemplation, c’est moins l’absorption dans une présence numineuse que la posture augurale : l’attente du signe miraculeux dans le cadre, le tableau, le lieu limité, bref le templum. Regarder au sens de contempler n’est-ce pas guetter des indices heureux, porteurs angéliques d’une révélation ? Celle-ci n’a pas besoin d’être apocalyptique, elle n’annonce ni un jugement dernier ni le fin mot de toutes choses ; elle est plutôt de l’ordre d’une commutation. Il n’y a pas d’œuvre pour (et sous) le regard, sans l’œuvre du regard. Telle est cette mutation du même au même, qui pourtant change tout. C’est en ce sens exactement que Rilke présente, dans sa Neuvième Élégie de Duino la mission terrestre du poète : il lui incombe de « dire tout ce que les choses elles-mêmes jamais ne pensèrent être dans leur intimité [4]», d’oser, en somme, un peu plus encore que l’essence des choses. Cette mission pressante (drängender Auftrag), Rilke l’appelle la Transformation, die Verwandlung. Le regard est intrinsèquement transformation et celle-ci, soyons-y attentifs, est tout sauf spectaculaire. C’est pourquoi Rilke parle, dans le même poème, de l’ « art de voir chèrement appris [5]». Regarder, dans l’esprit du poète, c’est réaliser la promesse des choses, en d’autres mots susciter leur devenir Figure. Le regard du poète est transfigurateur, comme, selon Stendhal, la vision expressive des peintres du Quattrocento  porte « dans l’art qui fait leur gloire » « cette habitude, fille de l’amour, de sentir une foule de nuances et d’en faire dépendre son malheur ou sa félicité [6]».

 

Même si le mot contemplation, après avoir fait florès dans l’esthétique traditionnelle,  nous apparaît aujourd’hui quelque peu désuet dans l’environnement hyper-profane qui est le nôtre, ce qu’il enveloppe pour un Kant ou un Schopenhauer – sa teneur si l’on veut – continue de nous donner à penser, en dépit des nouveaux avatars de ce qu’on appelle « art ». Ne serait-ce que pour cette raison, que l’axiome presque unique qui fonde sur une appréciation l’esthétique reste bien celui de Hume ou de Kant, soit que l’expérience esthétique, toute cognitive qu’elle soit, n’est pas de la forme « science », n’est pas et ne sera jamais une connaissance. En d’autres termes, le propre d’un jugement esthétique est que « son principe déterminant est le sentiment du sujet, non un concept de l’objet [7]».

 

Je me tourne, pour compléter le panorama, vers Hegel. Je cite l’Introduction du Cours d’esthétique : « L’intérêt artistique se distingue de l’intérêt pratique du désir en ce qu’il laisse son objet subsister pour soi dans sa liberté, alors que le désir fait servir cet objet à son usage et le détruit pour en tirer profit ; mais, inversement, la considération de l’art (die Kunstbetrachtung) se sépare de l’examen théorique de l’intelligence scientifique par le fait qu’elle nourrit de l’intérêt pour l’objet dans son existence singulière et ne s’emploie pas à le transformer en sa notion et en son concept universels [8]». Là où Kant parle de désintéressement, notion négative, Hegel, on le voit, préfère opposer un « intérêt artistique » à celui, égoïste et spontané, du désir. L’ « intérêt pratique du désir », comme il qualifie ce dernier, supprime l’objet en le consommant, qu’il en fasse son alimentation, son nutriment, ou sa proie sexuelle. Il y a deux façons d’anéantir l’objet et une, au rebours, de le favoriser, ou, comme dit le texte, de le « laisser subsister pour soi dans sa liberté ». L’appétit assimilateur et l’entendement abstracteur ont, si éloignés soient-ils, en commun de gommer l’existence singulière de l’objet, de l’effacer. Au contraire, la « considération artistique », comme le nom l’indique, accorde valeur et dignité à cette existence singulière, porte sur elle un regard pénétré d’attention, de respect. Le regard esthétique invite, dans une subtile alliance de distance et de proximité, l’objet ou l’œuvre à se mettre en vue, à prendre place dans l’espace plastique pour s’y manifester pleinement et délivrer son potentiel de sens et de présence.

 

  1. Dire qu’un tel regard est désintéressé – critère de l’esthétique – ne signifie pas qu’il est vide de tout sentiment et de toute activité idéative, bien au contraire ; cela veut dire qu’il est autrement intéressé et cela révèle, de surcroît, son aptitude à tenir pour pertinentes les sensations et les perceptions pour elles-mêmes, c’est-à-dire en dehors de toute utilité vitale. Selon de justes remarques d’Alain, le sentiment esthétique ne saurait, seul de son genre, être sans passion et il faut plutôt parler, selon l’auteur des Vingt Leçons sur les beaux-arts, d’une esthétisation de nos sentiments. L’attitude esthétique relèverait ainsi d’une katharsis, car l’homme n’est pas un mannequin froid et s’il rencontre la beauté, c’est aussi qu’il y reconnaît la forme d’un sentiment, familier peut-être, mais tourné comme il n’avait encore jamais vu. Alain résume : « Et voici ce que je veux dire ; c’est que le sentiment esthétique pourrait bien être une fiction. Ce sont nos sentiments, amour, ambition, avarice conquérante, qui deviennent esthétiques par un genre de purification qui ne vient ni d’action ni de raisonnement, mais plutôt de contemplation. L’homme ne s’approche pas du beau dans un vide et comme un ennui de sentiment ; trop chargé au contraire de passion, il vient ici apprendre à sentir sans mourir [9]». En d’autres mots, du même auteur : « Qu’est-ce qu’une musique que le bruit ne menace pas ? »

 

S’il faut ainsi entendre par contemplation le contraire d’un froid détachement, regarder noue alors un lien – ou lance une passerelle – entre le sujet et l’objet. Le premier regarde dans soi en voyant l’objet, ou plutôt il voit l’objet selon soi. Par là s’entend à peu près le contraire du niais relativisme, du subjectivisme paresseux. Car voir selon soi ne signifie pas réagir immédiatement en fonction de son tempérament ou de son caractère : le sujet est promu par le regard, non pas flatté, idolâtré.

 

D’abord, pour regarder, il faut apprendre à s’arrêter, cesser de courir entre les choses, de sauter de l’une à l’autre. Il faut sortir du réflexe qui rive à l’espace pour se donner le temps de la réflexion. Il y va d’un consentir (tout court) : sentir non pas directement le senti, mais avec et par lui, comme si, logée à l’enseigne du tout-venant de la vaste faculté perceptive – et passant longtemps inaperçue –, se révélait une aptitude cette fois strictement humaine de goûter le goût lui-même et de tirer une spécialité subtile de l’auscultation du fait, peut-être le plus général de la vie : être le siège de perceptions, être soi-même, comme tant d’autres êtres, inférieurs ou supérieurs sur l’échelle de l’Évolution, constitué de part en part de perceptions. L’étonnement du poète ou de l’artiste, je crois qu’il parcourt d’un trait fulgurant le segment perceptif ; il s’y émerveille de l’écho des antipodes, de la symétrie entre la sauvage sensation, fruste à l’excès, et l’impression raffinée. Un « poème » – je veux dire une création artistique – qui n’aurait pas été couvé à la chaleur animale de la perception appétitive (ou de l’appétition percevante) n’a pas, si haute qu’on répute son inspiration, beaucoup d’intérêt pour nous, parce qu’il n’a rien puisé au tréfonds d’un corps que baigne l’univers. Une des propositions les plus fortes de la Critique de la faculté de juger est la suivante : « La beauté n’a de valeur que pour les hommes, c’est-à-dire des êtres d’une nature animale, mais cependant raisonnables, et cela non pas seulement en tant qu’êtres raisonnables (par exemple des esprits), mais aussi en même temps en tant qu’ils ont une nature animale [10]».

 

Au plus bas niveau, dès qu’un corps sort de la torpeur du moment et enregistre quelque impact extérieur, une mémoire fait une modeste entrée dans cette matière striée de traces. À défaut d’être lues, elles sont captives – plus que captées : forme embryonnaire de la rétention, à la façon de la mer qui, se retirant, abandonne des flaques dans les creux du sable. La réflexion réciproque de la base et du sommet (de la matière et de la mémoire) ne destine-t-elle pas cette perception sous le seuil de pauvreté mnémonique à une seconde vie ? D’ailleurs, ce relais de l’économie biologique strict par une crête quasi somptuaire réserve quelques surprises : et en tout premier lieu l’inversion de signe du goût. En nommant ainsi l’aptitude humaniste exquise à détecter pour les apprécier les petites différences, ces nuances presque imperceptibles qui changent tout, le XVIIIe siècle – qui vit la naissance et le prompt développement à la fois de l’esthétique philosophique et de la critique d’art – soupçonnait-il que la « gustation est le sens inférieur chez l’homme, comme d’ailleurs dans l’ensemble du monde animal [11]», que le rôle des papilles est d’abord défensif et nociceptif, signe d’alarme prévenant l’ingestion de sels ou d’acides toxiques ? Ici, le complexe fait plus que compliquer et densifier le simple : il en renverse le sens. Symétriquement, l’enrichissement et l’affinement humain, au sommet de sa mise en œuvre de dispositions « esthétiques » plus ou moins larvées, ne perd jamais le contact avec le substrat : cet archaïque perceptif-appétitif venu du fond de l’animalité.

 

Tout au faîte de la conscience, certaines perceptions n’ont plus vraiment d’utilité vitale et sont seulement disponibles pour une libre attention. C’est ce qu’assure Paul Valéry dans une conférence sur la danse, après avoir plaisamment évoqué cette benoîte énigmatique  idiotie animale, qui consiste, en quelque sorte, à percevoir court: « Voyez que les animaux ont l’air de ne rien percevoir, ni de ne rien faire d’inutile. L’œil d’un chien voit les astres, sans doute ; mais l’être de ce chien ne donne aucune suite à cette vue. L’oreille de ce chien perçoit un bruit qui la dresse et l’inquiète ; mais il n’absorbe de ce bruit que ce qu’il faut pour y répondre par une action immédiate et uniforme. Il ne s’attarde pas dans la perception. La vache, dans son pré, non loin duquel le Calais-Méditerranée roule à grand fracas, fait un bond, le train fuit ; nulle idée dans la bête ne court après ce train : elle revient à son herbe tendre, sans le suivre de ses beaux yeux. L’index de sa cervelle retourne aussitôt à zéro [12]». L’animal ne s’attarde pas dans la perception, il vit à flux tendu de perception et d’appétition, autrement dit sous la règle d’une perception strictement appétitive ; il ne desserre pas l’étau de la nécessité, dont le module immémorial s’appelle stimulus. Certains pensent, de plus en plus aujourd’hui, qu’il y a pourtant déjà anguille sous roche et que l’inflexible darwinisme a des failles ; ils admettent volontiers que les animaux, du moins les plus évolués, ont parfois des conduites  gratuites qui renchérissent ponctuellement sur leur grâce native et chronique. N’ont-ils pas, en percevant la forme en mouvement, une sensibilité aux rythmes, aux intensités ? Quoi qu’il en soit, que la différence avec l’homme soit de nature ou de degré, comment empêcher Valéry de conclure sa démonstration comparative? « L’homme est cet animal singulier qui se regarde vivre, qui se donne une valeur, et qui place toute cette valeur qu’il lui plaît de se donner dans l’importance qu’il attache à des perceptions inutiles et à des actes sans conséquence physique vitale [13]».

 

Presque à la même époque, un penseur d’un autre genre, mais d’une même trempe, Sigmund Freud, tente, depuis les concepts principaux de la psychanalyse, de comprendre l’art et le sentiment de la beauté ; et il affiche volontiers une grande modestie devant cette sorte d’énigme, car il ne parvient pas à assigner à la création et à la contemplation esthétiques une fonction précise dans l’édifice de la culture. Toutes les sociétés montrent des témoignages d’art, néanmoins leur utilité psycho-sociale reste au moins problématique. Pour le dire brièvement : on pourrait obtenir des effets comparables à moindre coût, c’est-à-dire plus directement: l’explication, par principe économe, ne trouve donc pas un terrain propice. Quant à l’expérience de la beauté, il faut qu’elle soit profondément enfouie dans la vie pulsionnelle et qu’elle s’en démarque – j’allais dire : qu’elle s’en coupe – à un moment donné. Toutefois, pas totalement ! C’est, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, la pulsion partielle qui permet de comprendre la possibilité d’éprouver un sentiment qui soit celui de la beauté. Celle-ci, affirme Freud, « a des racines sexuelles », certes, et le plaisir de regarder – la Schaulust – ne saurait développer esthétiquement son potentiel, si la pulsion partielle ne maintenait jusqu’au bout son lien généalogique avec la pulsion sexuelle comme telle ; en d’autres termes, si le regard, qui se détourne « sciemment » des genitalia, n’avait pas débuté dans la fascination à leur endroit, si, donc, le caché (l’interdit, le censuré) n’avait pas été l’école où s’enseigne premièrement l’art de faire paraître.

 

  1. Le regard, tous ces témoignages l’attestent, se sépare, se détache et, même s’institue comme détachement. L’école du regard, c’est l’apprentissage d’une autonomie, la lente construction d’une instance qui, cependant, ne peut pas se permettre d’oublier le passé perceptif et pulsionnel sur lequel, non seulement elle est juchée, mais dont elle exploite inlassablement la mine.

 

Qu’on me permette de convoquer un dernier témoignage, celui de Schopenhauer – et ceci sous deux chefs. L’auteur du Monde comme volonté et comme représentation souligne, à mon sens avec plus de force que quiconque, deux points cruciaux. Le premier, c’est que le regard n’est pas l’apanage de la réception, du spectateur ; le regard initial est celui de l’artiste, pour qui créer et voir sont une seule et même chose, car l’art, intuitif et non discursif comme les sciences, est plus vrai que celles-ci ; il pénètre jusqu’au fond de l’Être, traverse la couche des phénomènes pour toucher la « chose en soi », la volonté et l’obliger à se montrer elle-même (alors que le pli habituel du monde comme il va impose que ce soit elle, la volonté, qui manigance et manipule la fantasmagorie que les individus leurrés prennent pour leurs pensées et leurs représentations propres). Le regard de l’artiste arrête le manège, il produit une inversion des rôles : c’est le metteur en scène du monde – la volonté, donc – qui est cette fois livré à la scène, démasqué. C’est pourquoi, comme pour Bergson[14], l’art selon Schopenhauer, est une révélation, en ce sens exactement qu’il dissipe le voile qui flotte d’habitude parmi le monde et ses figurants, le fameux voile de Maya.

 

Quant au second point, il concerne la commutation ou, selon le mot de Rilke, la transformation qui anime le regard créateur de l’artiste ; il agit comme un révélateur, il ne se contente pas, selon l’expression stéréotypée, de nous faire voir les choses sous un jour nouveau ou, pour parler comme Baudelaire, de voir « tout en nouveauté »[15] ; il modifie d’un même mouvement et le sujet et l’objet. Cela va bien au-delà d’un changement de point de vue du sujet qui, censément, placerait l’objet dans une autre perspective sans se mettre lui-même sur la sellette. L’analyse de Schopenhauer nous fait assister bel et bien à une révolution, qui enveloppe dans un unique retournement et le sujet et l’objet. Le premier s’émancipe de sa particularité égoïste et de la courte vue qui s’y associe fatalement, le second est transfiguré en ceci, précisément, qu’il est affranchi des limitations spatio-temporelles et de la contingence qui le faisait adhérer à une situation au point d’en obscurcir le sens. Le « sujet pur » devient le « clair miroir de l’objet », comme si celui-ci, un avec son idée, se mettait à exister seul sans personne qui le perçoive – sub specie aeternitatis ; l’individu s’est anéanti dans la contemplation : sujet d’une pure connaissance (intuitive), il est « affranchi de la volonté, de la douleur et du temps »[16]. En somme, le regard – non sans se travailler lui-même, et  telle serait sa dimension proprement esthétique –  dégage la plus intime singularité des êtres, un peu à la façon dont l’archéologue fait entrer dans la lumière, le sortant de la glèbe commune, l’aurige delphien tel qu’en lui-même l’éternité le change.

 

  1. Restons encore avec Schopenhauer à la fois pour nous mettre sur la voie de la réserve et du pendant éthique que je supposais d’abord appartenir au regard. Le regard esthétique, suggérions-nous, se joue en instance, loin de peser ou d’insister. Il ne charge pas, il dégage, on vient de le voir. C’est le désintéressement qui libère, épanouit l’objet du regard, le laisse-être ce qu’il est et l’invite même à se déployer dans sa plasticité et sa véracité propres. D’esprit kantien, le désintéressement poursuit sa carrière dans la théorie de Schopenhauer sous les traits du « sujet pur », en proie à une véritable metanoia (le sujet, à la lettre, se corrige de sa particularité, il se « reprend »). Comment le regard peut-il être instance depuis cette sorte de retrait, de désistement du sujet ? La réponse ne fait pas de doute : c’est ce dessaisissement même qui « instancie » le regard, c’est-à-dire à la fois l’autorise et le munit de sa discrète démiurgie (ce qu’après Hegel et Heidegger j’appelle le « laisser-être »). Nous touchons ici au paradoxe apparent du regard : sa puissance se mesure à son désistement même. Restons un moment à méditer cette idée, c’est le cœur de notre affaire.

 

La veine qui creuse le regard, les Grecs la nommaient aidos, la pudeur, qu’on peut aussi traduire par réserve. Je pose que là où la réserve manque le regard s’effondre. L’obscène est une spectacularisation, qui a pour corollaire d’offusquer la scène. Spectacle et scène bifurquent ; le premier est empire de l’apparence, la seconde art secret de la parution. La prétention du spectacle est de se suffire, au point d’aveugler le regard en le noyant dans une fausse proximité, en lui faisant croire qu’il est (dans) ce qu’il voit. C’est le leurre pornographique, de jeter en pâture la fausse promesse du détail, du grain de peau, de la texture intime d’une décevante surface. Il n’y a pas de regard sans distance, mère de toute attention pourvu qu’elle désire aussi rejoindre, n’importe sur quel mode, l’objet qu’elle dégage. La distance en acte n’est pas la même chose que l’éloignement géographique : elle soustrait l’objet à la furieuse emprise d’un sujet potentiellement violeur pour l’assurer dans sa présence magnétique. La beauté, qui appelle des soins[17] attentionnés, est toujours « en attente » ; c’est, comme dit Stendhal, une « promesse de bonheur ». D’elle on ne peut s’emparer, elle se délivre dans le paraître sans se livrer corps et biens. Le regard spatialise – c’est-à-dire, place en ouvrant (spatium/patere, être ouvert).

 

La réserve évoque certes une disposition de non-engagement : « être sur la réserve » signifie, sinon hésiter, du moins « se retenir de », temporiser, « attendre de voir »…bref, un renoncement à l’acte, une suspension. On dit que quelqu’un est « réservé » pour suggérer qu’il exprime peu. Or, cette sémantique de l’abstention ne doit pas empêcher d’apercevoir la contrepartie positive : la réserve, en effet, c’est aussi la ressource, ce qui reste disponible quand tout est consommé, ce meilleur peut-être qu’on garde pour la fin, cet atout décisif qu’on ne fera donner, comme Napoléon sa garde, qu’au cas où les choses tourneraient mal ; car ce qu’on réserve, c’est aussi ce qu’on ménage, ce à quoi on tient et qu’on ne veut pas risquer en n’importe quelle rencontre. L’esthétique fait ainsi ressortir la ressource de la réserve et tel est bien le sens du désintéressement kantien, qui a donné lieu à tant d’attaques, en particulier de la part de Nietzsche. Comment le dessaisissement instaure, selon les cas, la souveraineté du beau ou le règne de l’œuvre, c’est là l’aptitude du regard à juger en instance, sans avoir même besoin d’un prononcé logique de ce jugement. Un regard attentif (ou attentionné) est un regard qui attend, qui sauve-garde le regardé. Dans garder, se lit en filigrane le germanique wardôn et l’allemand warten (attendre, soigner), ou encore l’anglais to ward (protéger). Le regard est un garant. Un auteur, donc, à sa manière.

 

  1. De là, si l’on pousse un peu plus loin les choses et qu’à l’instar de Schopenhauer on fait du champ de l’esthétique une sorte de préfiguration de l’éthique, la dimension ultime du regard comme exercice de déprise, de désenvoûtement par rapport à cette addiction vertigineuse à son propre moi qui est d’abord le fait des individus livrés à la démesure de vivre. Regarder signifie qu’on s’arrache plus ou moins durablement à la sauvagerie des rôles que distribue le vouloir-vivre. Ce qui, toutefois, relie dans le regard l’esthétique à l’éthique, ce n’est pas la morale, c’est le désintéressement intéressé qu’installe la position en tiers – celle du témoin. Comme je l’ai montré ailleurs, le bon témoin (tes-tis pour ter-stis, celui qui se tient en tiers) n’est pas celui qui parle fort et cherche à couvrir les autres voix, n’est pas celui qui a le verbe haut, mais au contraire celui qu’une pudeur retient d’en dire trop et qui préfère s’en remettre, en appeler, à d’autres témoignages pour corroborer le sien. L’homme qui, en position de témoigner, n’éprouve pas la quasi impossibilité de s’exécuter, n’est pas loin de se disqualifier. Cette logique de l’appel, qui garantit la valeur arbitrée du témoignage à partir de sa retenue même, elle habite le regard, elle est son habitus, soit qu’il se donne à observer sur le terrain de l’esthétique, soit qu’il vaille sur le plan éthique.

 

Dans le fait, le regard, bi-polaire, manifeste la puissance ambiguë du sujet. Lorsqu’il s’affirme  sans retenue, c’est pour déclarer que l’objet est en son pouvoir ; mais de l’exercer si brutalement le tasse aussitôt sur lui-même : l’insistance a un arrière-goût d’échec, elle signifie le ratage de l’instance, porte d’accès à une souveraineté durable. La réserve inhérente au regard traduit la puissance du sujet et celle-ci ne consiste pas dans l’illusion d’un pouvoir égoïste réduisant toutes choses à sa mesure et à son usage, à son image encore, mais dans une ressource – illimitée puisqu’elle est fabrique de temps retrouvé ! Regarder ne coûte rien, qu’une réorientation – une rénovation – du sujet. Rien n’y personne ne peuvent m’interdire de regarder. La puissance véritable du sujet est dans cette mue toujours à portée, presque magique par l’ampleur des effets de transformation (d’immédiate remise en perspective des perceptions) ; la puissance du sujet s’atteste dans l’aptitude à faire de la perception un événement ontologique, à cette seule condition que l’insistance subjective – la particularité égocentrique – n’obnubile pas la scène. Telle est l’instance du regard, établissant sur la foule des perceptions la douce violence de sa souveraineté.

 

Au fond, re-garder marie deux actes : conserver et considérer. Jusque dans le vocabulaire de l’informatique, sauvegarder est le geste qui ne doit jamais s’oublier, car une mémoire détruite signifie l’infirmité présente. Dire que le regard sauve signifie qu’il empêche la ruine perceptive, la disparition par dispersion qui menace toute perception ; et aussi, a parte rei cette fois, qu’il sanctionne et valorise la singularité et l’événement. La dimension esthético-éthique du regard tient à ce qu’il respecte à la fois la puissance (réservée) du sujet et l’ineffable abandon de tout ce qui se donne, précaire et précieux, comme un individu.

 

 

[1] Nicolas Grimaldi, La Jalousie (Étude sur l’imaginaire proustien), Actes-Sud, 1993.

[2] Montesquieu, Essai sur le goût, Rivages poche, 1993, p. 14.

[3] Pour Kant, toute connaissance (Erkenntnis) a la forme d’une détermination (Bestimmung). Elle est ainsi précise (pertinente) par nature. Cela ne signifie pas que son contenu empirique est (toujours/entièrement) vrai, mais que son statut de présentation et d’élaboration potentielle est bien celui d’une connaissance, justement reconnaissable en ceci qu’elle peut être vraie ou fausse en tout ou en partie, autrement dit, comme parle K. Popper, falsifiable.

[4] Rainer Maria Rilke, Les Élégies de Duino, Les Sonnets à Orphée, traduction J.F. Angelloz, Aubier bilingue, Paris, 1943, p. 93 ; puis p. 95.

[5] Ibid., p. 90. Ma traduction. L’allemand dit : « Das Anschaun, das hier langsam erlernte… ».

[6] Stendhal, Histoire de la peinture en Italie, Folio, p. 162.

[7] Kant, Critique de la faculté de juger, traduction Alexis Philonenko, Vrin, Paris, 1965, I, § 17, p. 73.

[8] Hegel, Cours d’esthétique, traduction (que je modifie partiellement) de Jean-Pierre Lefebvre et Veronika von Schenck, t. 1, Aubier, Paris, 1995, p. 55.

[9] Alain, Vingt Leçons sur les beaux-arts, in Les arts et les dieux, Pléiade, p. 490.

[10] Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, Paris, 1965, p. 54.

[11] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, t. 2, La Mémoire et les Rythmes, Albin Michel, Paris, 1965, p. 107.

[12] Paul Valéry, Œuvres 1, Paris, Gallimard (Pléiade), 1957, p. 1393. C’est moi qui souligne.

[13] Ibid., p. 1393.

[14] Henri Bergson, Le Rire. C’est le célèbre passage qui commence « Quel est l’objet de l’art ? » et qu’on ne s’attendrait pas forcément à trouver dans un «essai sur la signification du comique ». Bergson, observant que l’individualité nous échappe jusque dans notre propre individu parce que la vie pratique (et sociale) se règle selon les besoins et les conventions utiles – dont les généralités de la logique (du langage) –, remarquant encore que, pour ceux que la nature a fait artistes, elle n’a « soulevé le voile » que selon la ligne d’un de nos sens, et que « c’est par ce sens seulement que l’artiste est ordinairement voué à l’art, continue : « Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même ». Presses Universitaires de France, Édition du Centenaire, Paris, 1963, p. 462.

[15] « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre », écrit Baudelaire, poursuivant la comparaison entre l’enfance et le génie dans Le Peintre de la         vie moderne, in « Critique d’art », Folio-essais, Paris, 1992, p. 350.

[16] Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, traduction A. Burdeau, P.U F., Paris, 1966, III, § 34, p. 231.

[17] Heidegger, qui souligne que les Grecs n’ont pas un mot unique pour désigner ce que nous, Modernes, entendons par « art » (die Kunst), remarque que trois mots grecs couvrent le prisme : tekhnè (l’allemand Können, pouvoir en tant que savoir-faire), poïèsis, la production et – ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, épiméléia ou mélétè (le soin, le souci au sens de l’expression « avoir l’art et la manière »). Voir Nietzsche 1, Neske Verlag, Pfullingen, 1961, p. 192.